Yan KOUTON



Yan Kouton est né en 1971 à Toulouse. 
Yan Kouton se consacre à l'écriture depuis 2005, année où sera publié son premier roman Le Passeur, aux éditions Zinedi. Suivront, toujours aux éditions Zinedi : Les Oiseaux De Proie puis Des Effondrements Souterrains.
Parallèlement à l’écriture de romans à la tonalité sombre, Yan Kouton poursuit un travail d'écriture et de création numérique qu'il décline sur divers blogs et supports, afin de développer la vision d'un territoire narratif global. Il crée des passerelles entre ses différents districts (fictionnels, autofictionnels, prosaïques, poétiques...). Ainsi, se dessine, peu à peu, la carte d'une ville littéraire.
Le cercle de l’écriture est progressivement élargi à la photographie urbaine, la peinture, la conception de vidéos. 
Derniers travaux en date :
- écriture quotidienne de textes sur de multiples blogs personnels.
- Hostia : roman publié dans le cadre d’une expérience numérique de récit augmenté.
Dans le cadre formel d’un blog, récit bombardé de fragments narratifs, d'immersions dans le réel. Pour une langue à l'incohérence apparente, construite puis déconstruite par l'introduction d'éléments perturbateurs. Ils perdent, prolongent enrichissent la trame (en surface) d'une histoire. Elle s'épaissit alors de couches immatérielles (sonores, photographiques, écrites...) qui s'enfoncent dans la toile et se développent en strates successives d'écritures. 
- Chroniques musicales sur le webzine A Découvrir Absolument
L’ensemble de ces activités est accessible depuis les sites portails ci-dessous :
http://sites.google.com/site/yankouton/
Vous trouverez également des textes de Yan Kouton publiés sur l'excellente Revue des ressources.
Retrouvez Yan Kouton sur Facebook. 

Des effondrements souterrains

 Roman


Des effondrements souterrains : résumé

Un épais brouillard a enseveli toute la ville et fait disparaître les hommes. Seuls quelques téméraires se meuvent pour l’affronter. Patrick Colman est de ceux-là. Très vite égaré dans ce labyrinthe, il se blesse violemment et tombe. Alors qu’il sombre dans l’inconscience, il en est arraché par un homme singulièrement prévenant. Cette rencontre et celle, plus tard, de Magalie, jeune femme en rupture familiale, seront des jalons déterminants dans sa quête de paix intérieure et dans sa tentative de reconstruction. L’errance de Patrick dans cette ville engloutie où il chemine de manière hypnotique comme dans sa vie le mènera vers la rédemption. Celle-ci sera de courte durée…
Dans ce roman, Yan Kouton explore les liens entre mémoire individuelle et collective et s’interroge sur le fardeau des souvenirs, le poids du secret. La ville et les événements climatiques sont des personnages à part entière, ils symbolisent les éléments qui dépassent et broient les individus.

ISBN : 978-2-84859-052-3 
Édition imprimée : 18.00 €  
Édition numérique : 7.99 €
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Des effondrements souterrains : extrait

Dans un drôle d’état Magalie se met à réciter le poème par cœur…
« Il se soucia toujours du temps… Qui lui semblait si effroyable… Et dont l’emprise lui tirait parfois des larmes de diamant… Qui en tombant jusqu’au sol… Ont répandu la peur du ciel… »
À la fin, elle dit que cette fille, rue Pasteur, ne devait pas mourir. C’est juste que sa mort a un sens, qu’elle annonce quelque chose. Après, elle ignore quoi. Disons selon ses mots qu’elle préfère ne pas le savoir et qu’elle partage cette souffrance, cet abandon terrifiant. L’obscurité renforce le trouble, accroît la distance entre eux, comme elle a pu les rapprocher tout à l’heure. Magalie n’est pas calmée. La tension qui emplit à présent le salon fait cause commune avec la tempête et le tonnerre qui parfois fait trembler l’immeuble. Un orage sur la mer mais qui déborde sur la ville. Une colère dont il faut se méfier car elle est incontrôlable, d’une puissance phénoménale, et frappe sans discernement. Après le passage de cet ange, ils restent muets. À bout de fatigue, de cigarettes et d’alcool.
Il allume une nouvelle fois son briquet et aperçoit Magalie à l’autre bout du canapé, ramassée sur elle-même, qui sourit doucement. L’expression ombreuse et tranquille sur sa figure l’étonne après son accès de nervosité et d’ivresse. Il est moins étonné quand elle dit :
« J’espère que tu n’es pas comme ces types qui se prennent pour des chevaliers blancs. Si je n’étais pas bien avec toi, je partirais aussi sec, je ne prendrais même pas la précaution de te prévenir avant… »
Patrick répond simplement :
« On est sur la même longueur d’onde. »
Il a pourtant cru un moment que Magalie pourrait le sauver… Lui qui jusqu’alors ne croyait pas non plus aux pouvoirs salvateurs de l’amour. Il se souvient de sa conversation avec ce gros ivrogne de Dédé. De la détresse de ce type, dérivant après s’être battu contre lui-même. Un tas de faiblesses, d’échecs et de contradictions.
La flamme du briquet devient de plus en plus petite, et meurt de sa belle mort, privée de carburant. Le noir complet s’abat dans la pièce. Magalie trempe ses lèvres dans son verre. Le tanin lui assèche l’intérieur de la bouche et lui pique les yeux. Elle grimace et secoue la tête. C’est une sensation agréable. Violente et voluptueuse. Patrick réalise soudain qu’il doit à tout prix dissimuler le texte qu’il tient d’Antoine Euzènes. En le voyant elle risquerait de… Il est conscient qu’ainsi il cache encore un morceau de vérité, une rencontre déterminante… Mais cette vérité lui appartient, elle n’a pas à tout savoir, elle n’a pas à comprendre tous les rouages de cet enchaînement, de cette accumulation de hasards et de coïncidences. Le voudrait-elle ? Le veut-il également ? Il n’évalue même pas le risque qu’elle l’apprenne un jour. Pourquoi pas d’Euzènes en personne ? Au fond, il a la certitude que cela n’a pas d’importance. Qu’elle ferait comme si elle ne l’avait jamais appris. Ils ne se doivent rien. Ils pourraient se quitter ; ils sont libres et vont tenter de vivre ainsi. Le ciel saigne, il perd un sang noir épais qui est projeté par le vent dans tous les sens. Le cœur de la tempête est d’une intensité exceptionnelle, même pour cette ville, qui en a pourtant vu, des tempêtes s’écraser sur elle, et des sévères. Sale ville de mer.
Parfois, le ventre est désarmé, dépassé, il enfante à son tour d’un monstre qui aussitôt dévore la ville qui l’a vu naître.
Dans le silence des voix, le bruit du vent, le souffle court et usé des corps. Dans une lutte consentie, l’oubli des blessures et des maladies, une rencontre nocturne, ivre, âpre et délicate à la fois. Des gestes maladroits, têtus, des reculs, de la distance, de la méfiance et de l’abandon enfin, d’autant plus intense qu’il est condamné par avance à la solitude. Son mutisme l’a frappé, puis rassuré. Elle n’a prononcé aucun mot. Elle s’est tue, au profit d’un langage corporel tour à tour déterminé, précis et furieux, désespéré ou intimidant. Il s’est laissé guider, n’a rien imposé, devinant qu’il perdrait le contact avec cette sueur ombrageuse, cette volonté sensuelle et farouche s’il ne l’écoutait pas, s’il ne se pliait pas à ses désirs meurtris.
CHAPITRE V – LES TEMPS BRISES
Les sacrifices ne sont rien, les victimes ne disent rien, les pères sont muets
Le ciel est verrouillé, seul l’innocent le sait : le pardon y mène.
Quand le jour apparaît, l’aube comme une peau grise très fine prête à craquer, la tempête n’est plus que contusions et cicatrices. Les habitants sont plongés dans une drôle de mélancolie qui ressemble soudain au temps : une convalescence, entre le gris et la clarté. Le jour se lève pour sécher les rues et les immeubles, les rues en désordre pleines d’ecchymoses. Des feuilles partout, les poubelles retournées, des arbres arrachés, des voitures déplacées, des panneaux brisés, des enseignes lumineuses et des publicités tordues. La ville se réveille, surprise d’être encore là, pas tout à fait certaine que la furie soit partie. Est-ce vraiment la fin de la bataille ? Le ciel ne saigne plus du noir, il est rouge et gris, de sacrés coquards. Il se rétablit lui aussi, il commence à cicatriser. Des portes s’ouvrent, timidement, les yeux et les visages tournés vers ces traces de sang qui s’amenuisent peu à peu. Vers les dégâts matériels ensuite. Tout est étrangement calme à présent. Les premiers véhicules fendent les rues, en évitant les débris sur les routes, leurs phares jaunes ou blancs allumés alors qu’il fait plein jour maintenant. Quelque part en ville, un homme se tient sur le trottoir devant la vitrine en miettes de son magasin. Il se gratte le crâne, tandis que d’un pied il pousse des éclats de verre qui menacent les pneus des véhicules garés à proximité. Plus loin, c’est un toit qui a souffert : il est éventré, une partie de la charpente visible. Vision cauchemardesque : on distingue des meubles, un lit, des vêtements disséminés à travers la pièce ouverte comme une boîte de conserve. Plus haut dans cette même rue, on ne remarque qu’une succession de scènes catastrophiques.
La rue de l’Église, elle, était devenue un véritable siphon. Elle a attiré puis emprisonné un souffle dantesque. Dès lors, le vent a dévalé l’artère étroite ; cherchant sans doute une sortie et ne la trouvant pas, toute sa puissance s’est concentrée sur place. Magalie est à la fenêtre. La radio ne marche pas : elle n’émet qu’un grésillement caractéristique, celui qui signe les tempêtes exceptionnelles. Des émetteurs ont dû être emportés ou endommagés. Elle regarde ce spectacle tragique. Elle voit des gens face à la destruction, à la fatalité, et qui sait pour certains, face au deuil, à l’angoisse de la disparition. Où est mon fils ? Où est mon mari ? Où est ma sœur ? Le téléphone est coupé. Des hommes et des femmes – commerçants, voisins, ou voyeurs – sont en bas, sur le trottoir, au milieu du désastre. Ils ne se révoltent pas, ne cèdent pas à la panique, malgré l’inquiétude. En revanche, ils continuent à regarder souvent le ciel. Réflexe animal et craintif.
Magalie est à la fenêtre depuis un moment déjà. Elle s’y est installée en sous-vêtements, bien avant la levée du jour. Pressentant l’ampleur des dégâts qui apparaîtraient au fur et à mesure que l’obscurité s’amincirait, elle a quitté le lit pour venir, seule, dans le salon. Au petit matin, un vrombissement rassurant a empli la pièce : le réfrigérateur – et c’est un bruit presque miraculeux – de nouveau traversé par l’électricité, signalant le retour du courant dans le réseau du centre-ville. La vision de la rue mutilée l’hypnotise. Elle n’attend pas Patrick, ne cherche pas à le réveiller par un moyen quelconque, et ne lui prépare pas de petit-déjeuner. Elle l’avait prévenu. Elle ne fonctionne pas comme ça. Pensive, elle se dit que cette rue contusionnée est semblable à sa vie… Une série de catastrophes plus ou moins graves, une belle série de merdes. Une cicatrice sur le ventre, une entaille. La rue retrouvera un aspect normal, pas son ventre ni ses pensées sauvages. Magalie rallume la radio : un bras tendu jusqu’à l’étagère, un doigt sur la molette, le son très bas, et soudain la radio retrouve une station. Une station qui diffuse des informations en boucle, elles confirment que la nuit a été terrible. Une tempête d’une violence inouïe s’est abattue sur la région et la cité. La plus brutale depuis des années, peut-être même des décennies. Les dommages sont pour l’instant mal évalués, comme d’ailleurs le nombre définitif des victimes. À cette heure, on dénombre une dizaine de disparus, autant de décès directement imputables à la tempête. Une cinquantaine de blessés, rien que sur la ville. Un décompte provisoire et macabre, attristant et excitant. Les bulletins d’information se succèdent au rythme des décrochages sur le terrain et des premiers témoignages. Chacun compte les siens, tente de savoir si le monstre a pu emporter un proche. Patrick apparaît dans le salon. Ils s’observent, mais ne se rapprochent pas tout de suite l’un de l’autre. Ils ne font pas ces gestes rituels, le cérémonial trop prévisible, un peu con, après une nuit d’amour. Patrick apprend l’importance du désastre par la radio, une cascade de voix brisées par la fatigue. Eux non plus n’ont pas dormi longtemps, une nuit blanche… pour d’autres raisons. Ils n’osent pas se réjouir, se dire qu’ils ont vécu une belle nuit en dépit de… C’est que leur contrat est limpide. N’empêche, c’est toujours bon à prendre un instant de bonheur, non ?
Il éteint la radio et ne demande pas à Magalie si elle veut manger quelque chose, il s’active dans le coin-cuisine.
« Je vais faire du café… Si tu veux appeler quelqu’un pour avoir des nouvelles, te gêne surtout pas… »
De son rebord de fenêtre, elle lui répond qu’elle contactera l’amie avec laquelle elle vit en ce moment plus tard.
« Bien, j'appelle mes parents alors… J’espère qu’il n’est rien arrivé de grave de leur côté. »
Le téléphone fixe est rétabli depuis peu. Il compose le numéro de ses parents, anxieux. La tonalité est longue, le son mauvais, douloureusement haché et aigu. Sa mère décroche. Il ne reconnaît pas sa voix. Elle semble lointaine mais surtout très lasse. Absente, étrangère à son fils comme à elle-même.

Les oiseaux de proie 

Roman


Les oiseaux de proie : résumé

Isabelle et André Beau, couple de gardiens d'un immeuble cossu, dérivent peu à peu. Entraînés par leur mal-être, leurs difficultés personnelles et l'influence d'un marchand sans scrupules, ils vont participer au pillage des biens de valeur d'une femme âgée, fortunée mais isolée, jusqu'à l'irruption de Chloé Charles, aide à domicile. Cette dernière va modifier ce fragile équilibre, ces relations subtiles et perverses basées sur des rapports de domination, d'humiliation et sur la vulnérabilité des êtres.
Dans ce roman, Yan Koutontraite des thèmes de la prédation, de la guerre économique, de l'ambition, du monde de l'image, et de l'oubli que ces phénomènes génèrent. Il y est question de la place des individus et de leurs conflits intimes, douloureux, de leurs sentiments troubles et de leur solitude dans une société caractérisée par la violence et l'indifférence. Seuls les personnages qui ne fuient pas leurs souffrances s'en sortent.

ISBN : 978-2-84859-023-3
Édition imprimée : 18.00 € 
Édition numérique : 7.99 € 
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Les oiseaux de proie : extrait

Alors qu'ils arrivent chez la vieille, elle ose lui demander, dans le vestibule, juste pour le plaisir de le désarçonner, s'il savait que la vieille était juive. Il n'hésite pas une seconde :
- Oui, évidemment. Vous n'avez jamais remarqué le chandelier pour la hanoukka ? Même sans cela, nous le savions depuis longtemps. Je vous l'ai déjà dit : nous savons quasiment tout sur elle... La prudence élémentaire... La hanoukka, c'est la fête des Lumières, précise-t-il.
Devant le regard interrogateur d'Isabelle, il anticipe sa question, assez fier de son effet et de faire étalage de sa culture.
- Mon métier consiste à connaître les objets, leur usage et leur histoire si possible. Le chandelier est superbe, certainement très rare. Je l'ai tout de suite vu. Pour en revenir à la vie de madame Van der Mozes, je peux vous dire qu'elle n'a plus personne. Plus d'héritier, du tout. Ils sont tous morts. C'est la seule survivante de sa famille... Son mari a bien réussi à reconstituer la fortune que sa propre famille avait accumulée avant la guerre. Mais, voyez-vous, elle est de nouveau dispersée...
Il croit avoir fait un bon mot et s'apprête à glousser. Mais il est stoppé dans son élan par la curiosité d'Isabelle qui, profitant de la bienveillance d'André, lui demande encore ce que le mari de la vieille exerçait comme profession. Le marchand atermoie un moment, puis proclame :
- Ça, je ne peux pas vous le dire avec précision, je ne m'en souviens pas. Aucun intérêt pour nos affaires. Il a rendu de grands services à la France, paraît-il. Voilà, c'est loin désormais, de l'histoire ancienne. Il était riche, comme en atteste l'ampleur de son patrimoine. Industriel sans doute, ou une activité de ce genre. Mais, il n'a plus d'héritier non plus. Personne.
Les questions d'Isabelle commencent à l'indisposer. Il le lui fait comprendre en s'éloignant d'elle pour s'approcher d'André, pensant trouver à ses côtés un allié. Mais André recule et garde le silence. Ce soir, Varin-Senère n'est pas en grâce, il ne se rapproche pas davantage, reste entre les deux, à égale distance. Embarrassé, il pénètre de sa propre initiative dans le salon, les Beau le suivent, méfiants, à la limite de l'hostilité. Dans le salon, il est agréablement surpris par l'odeur qui y règne. Il regarde le fauteuil de la vieille, après avoir allumé le lustre et pousse un cri d'étonnement :
- Mon Dieu ! Mais elle est magnifique ! Que lui avez-vous fait ? Je ne l'ai jamais vue aussi pimpante !
André déclare que c'est Isabelle qui l'a ainsi habillée. Le marchand la félicite, selon son habitude, avec emphase. Enfin, il dévoile l'objet de sa visite. Il veut voir des bibelots. Notamment un vase Daum et des ours, des bronzes de Vienne. Toujours sur la défensive, André se contente d'une phrase laconique :
- Bien, faites à votre idée.
Varin-Senère n'apprécie pas sa froideur soudaine, qu'il a du mal à analyser, même pour un homme habitué à négocier, à manipuler. Il essaie de se retrancher derrière le prestige de sa fonction et, puisqu'il n'obtient aujourd'hui ni leur admiration ni leur allégeance, il se montre désagréable à son tour :
- Ils sont ici, dans le salon, ce n'est pas la peine de perdre plus de temps qu'il n'en faut... Pour le paiement, je le fixerai selon mon expertise.
André ne lui répond pas, ordonne à Isabelle de s'occuper de la vieille, puisqu'ils sont là autant en profiter, ils ne remonteront pas plus tard. Le Daum, comme les ours, sont disposés dans une bibliothèque en palissandre et sycomore. Le marchand s'empare du vase, religieusement. Il l'effleure, le tourne, le caresse, avec un respect infini. Un bruit métallique et de verre vient le perturber. Absorbé, il pense d'abord à une chose qui serait tombée dans l'appartement, mais il réalise que le bruit de métal et de verre brisé a été précédé par d'autres sons, de moteur, puis de dérapage, et enfin un sifflement aérien, limpide, presque beau. Le tout en quelques fractions de seconde. En épiant par une fenêtre, il voit très nettement une moto fumante couchée sur le flanc, encastrée dans un Abribus, un corps allongé un peu plus loin. La pluie, probablement. La pluie qui a recouvert la chaussée d'une fine pellicule humide, luisante. La pluie qui s'est insinuée partout, discrètement, à peine audible. La fenêtre pleure des gouttes minuscules qui glissent lentement et viennent s'écraser sur le châssis vitré, après avoir tracé sur les carreaux des arabesques, s'y être entrelacées, puis séparées, formant un petit fleuve alimenté par une multitude de ruisseaux, qui coulent, sereins, vers la gouttière. À travers ce tableau liquide et transparent, il voit le corps bouger. Les bras font des mouvements désordonnés, avant de s'immobiliser. Il s'éteint tranquillement. La pluie redouble, derrière la vitre, Varin-Senère observe, glacial, le corps et la moto se dématérialiser petit à petit, se transformer en un nuage d'étoiles rouges et jaunes. Le bruit de la pluie, douce, dédramatise l'accident, qui n'a pas encore troublé l'ordre ni le silence de la nuit. Bientôt des centaines de paillettes colorées le font disparaître dans un feu d'artifice aquatique. Il danse au dessus de l'eau. L'eau qui chante, qui glisse joyeusement, qui dessine sur le trottoir des torrents fous, nettoyant, purifiant, emportant avec eux les salissures de la rue et du jour. Le corps est maintenant entouré de lacs et de flaques, qui rougissent un peu, se diluent dans des rivières de toutes tailles, qui enrobent le bitume, les pierres, avant de tomber dans un trou béant, sombre et profond. On peut encore l'entendre qui résonne dans les entrailles, poursuit sa route dans le sous-sol, gronde de bonheur et de puissance. L'eau de pluie devient un fleuve aveugle qui draine le sang, l'essence, l'huile de moteur. Un fleuve qui draine la vie. Elle s'échappe, fluide, dans le ventre de la ville.
Varin-Senère rêve. Lorsqu'André et Isabelle viennent à leur tour regarder par la fenêtre, il leur demande de se taire, de contempler, de ne rien faire. André se met en colère :
- Mais vous êtes malade ! Vous attendez quoi pour appeler les s'cours ? Vous avez bien votre mobile avec vous !
Le marchand ne s'énerve pas, très calme, il leur explique qu'il est trop tard. Il est mort.
- C'est dingue ! À cette distance, comment vous pouvez en être sûr ? Vous n'êtes pas médecin quoi... Isabelle, appelle vite les s'cours !
Cependant, les secours arrivent déjà, prévenus par quelqu'un d'autre. Pour Varin-Senère, le charme est rompu, ce bruit d'ambulance, martial, irritant, lui fait mal aux oreilles. Il préférait le silence de la mort au vacarme des secours. Il répète :
- De toute façon, il est trop tard, il est mort. C'est évident. C'est mieux ainsi.
Il demeure néanmoins derrière la fenêtre et continue d'observer la scène, voyeur gourmand, intéressé, distant à l'extrême, jouissant du spectacle. Il se retourne, le sourire aux lèvres, vers Isabelle et André, consternés :
- Je vous assure qu'il est mort ! Un tel choc. Aucun motard n'en sort indemne. Regardez, regardez ! Ils soulèvent le corps, les bras sont ballants, les jambes molles... C'est la vie.
Isabelle ne peut retenir une remarque acerbe :
- C'est une drôle de conception de la vie que vous avez là... Dans cette rue, y'a des accidents graves tous les mois... Ils roulent trop vite, et c'est étroit. Vraiment, je ne vous comprends pas...
Le marchand lui coupe la parole :
- Il n'y a rien à comprendre. J'ai toujours aimé regarder les accidents de la circulation, depuis tout petit. J'aime conduire, je suis pilote de moto également, en plus de la voiture, donc forcément, j'en accepte les risques et les conséquences. Tout le monde doit les accepter. Il ne faut pas chuter, c'est tout. Tout homme à terre est un homme mort !
Il éclate de rire. Les gyrophares des véhicules médicalisés se reflètent sur les murs et le plafond du salon, puis balaient la pièce de faisceaux indécents. Le marchand poursuit :
- Même s'il s'en sort... dans quel état ? De quoi sera-t-il encore capable ? À quoi servira-t-il ? à rien, ou si peu... Autant qu'il meure dans l'action. C'est une belle mort, je peux vous le garantir... Dans la vitesse.
André, atterré comme sa femme, ne quitte pas des yeux Varin-Senère qui ne perd pas une miette de l'accident. Son visage change de couleur au même rythme que les faisceaux lumineux. Sa fascination morbide effraie les Beau qui ne savent pas comment le détourner de la rue. Les seules choses qui peuvent susciter son intérêt, André le sait bien, ce sont les objets : le vase et les ours. En quelques minutes, le corps est à l'intérieur de l'ambulance, claquement sec des portes, pas de cris, des paroles échangées dans le calme, la routine apparente. La pluie qui cesse. Rassasiée. Des filets d'eau se dépêchent de rejoindre le fleuve souterrain, le trottoir, rincé, scintille, neuf, propre, assaini. L'air est plus frais, comme purgé, l'ambulance s'éloigne. Reste la moto couchée. Masse inquiétante, belle, blessée. Le marchand fixe la carcasse autour de laquelle s'affaire un dépanneur, elle est traînée à l'aide d'un câble, elle grince, gémit, se redresse enfin.
- C'était une belle machine. C'est dommage, elle est irrécupérable...
Varin-Senère a l'air sincèrement affecté. André lui tend alors un ours en bronze. Contrit, il le prend du bout des doigts, fait la moue, se reprend, mesure le ridicule de la situation.
- Bon, revenons à l'objet de ma visite... Merci, cher André. Regardons ça de plus près.
Il l'empoigne plus fermement, sa main court du museau jusqu'à la croupe de l'animal, pour apprécier l'état et l'authenticité de la sculpture. Le geste est sensuel, souple, respectueux. Presque tendre. Il le pose, demande à voir le deuxième exemplaire. Rituel identique.
- Bien, merveilleux... ils valent cher. Mais ce n'est pas une surprise. Il n'y a que des merveilles ici. Je ne peux pas rester plus longtemps. Si, pour finir, vous pouvez me trouver une solution qui protège parfaitement ces trésors des affres du transport...
André ne le laisse pas terminer sa phrase, fatigué de ses formules trop longues, il somme Isabelle d'aller chercher du papier bulle et un carton pour emballer le tout. Elle en trouvera dans le placard du vestibule. Tandis qu'Isabelle s'exécute, le marchand revient sur l'accident.
- Moi aussi, j'ai eu un accident assez sérieux... j'étais jeune. Mes parents ont pris peur, ils m'ont interdit de rouler à moto. Bien sûr, j'ai continué. J'aime la vitesse. Je roule moins qu'avant, mais bon, une petite pointe de temps en temps, quand mon métier m'en laisse le loisir... Maintenant que j'ai moi-même un fils, je les comprends mieux... À ce propos, cher ami, vous n'avez pas d'enfant ? À votre âge, il faudrait vous y mettre avec Madame !
Il rit, comme il le fait toujours, satisfait, pervers, faussement naïf.
- Pauvre con.
Le rire du marchand se transforme en rictus.
- Pardon ?
André répète, sans aucune hésitation, faisant même un pas de plus dans sa direction :
- J'ai dit : pauvre con.
- De qui parlez-vous, je vous prie ?
- À ton avis ?
Isabelle qui a entendu l'insulte en revenant dans le salon, accourt aussi vite qu'elle le peut. Juste à temps pour retenir André par le bras. Elle sent, dans l'épaisseur de sa chemise et de son pull, les nerfs de son mari se contracter, prêt à bondir. André peut tout supporter de la part des autres, en particulier des marchands, auxquels en secret il aurait voulu ressembler. Mais la question des enfants est pour lui trop sensible. Pour elle, il oublie son ambition et ses prétentions. Les cadres vides d'Isabelle le déstabilisent assez comme cela, le renvoient déjà suffisamment à sa faiblesse, ou à ce qu'il pense en être une. Varin-Senère comprend qu'il est allé trop loin. Il ne s'excuse pas, mais change de ton et de sujet.
- Le vase est une pièce exceptionnelle, nous avons une très forte demande pour de tels objets en France, à l'étranger également.
Cependant, sa diversion ne suffit pas à détendre l'atmosphère. Isabelle tente de remplir l'espace, de rompre le silence qui s'installe, qu'elle craint par dessus tout.

Le passeur 

Roman


Le passeur : résumé

Pour échapper à la justice, Paul Rapho se réfugie dans la clandestinité. Peintre de génie, il vend ses toiles - qui seront signées par un autre - à un réseau d'amis pour survivre et acheter l'alcool dans lequel il tente chaque nuit de s'oublier. Le carnet, relatant sa dernière errance jusqu'à son suicide, arrive entre les mains d'un journaliste. Le récit de ce suicide et l'enquête qu'il va mener pour comprendre vont bouleverser son existence et lui révéler la fragilité de sa vie.

A travers ce roman, Yan Kouton dénonce l'absurdité du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui et s'interroge sur le destin de l'homme dans une civilisation de plus en plus inique.


ISBN : 978-2-84859-018-9
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Lire la chronique de Lire ou mourir.

Le passeur : extrait

L'homme se relève avec difficulté, mais toujours nerveux. Il crache pour de bon sur Carfentan, puis finit par s'éloigner. Carfentan essuie le crachat, revenu dans la galerie il s'assied sur une chaise et demande qu'on lui serve un verre d'alcool. Tous sont encore sous le choc et tous accompagnent Carfentan. L'atmosphère se détend peu à peu, mais personne ne plaisante ni ne rit de cette triste intrusion. Carfentan a la confirmation que la famille Adrien est capable d'avoir attenté à la vie de Stéphanie. La propriétaire de la galerie, effondrée, déambule, hagarde, dans l'exposition ; le reste des invités est désormais silencieux. Carfentan salue son amie et quitte la galerie, la rage au ventre.

Contrairement à son habitude, il ne marche pas dans la nuit mais rejoint tout de suite sa voiture. Il navigue dans une zone grise, assez dessoûlé pour se situer et analyser ce qui vient d'arriver, mais avec encore trop d'alcool dans le sang pour retrouver son équilibre. Il décide de se diriger vers de larges avenues. Puis il accélère, sans prendre la mesure du danger. Seconde, troisième, quatrième... cinquième. Il ne distingue plus ce qui l'entoure, les immeubles disparaissent dans de grandes traînées traversées par des rayons de lumière, les lampadaires urbains se transforment en comètes, les feux des autres véhicules ressemblent à des étoiles filantes. Perdu dans sa concentration suicidaire, il jette de furtifs coups d'oeil au compteur sans le voir vraiment. Il abandonne les avenues, sort de la ville, emprunte une voie express, comme une fusée. Cette fois-ci, plus de poussières d'étoiles, mais rien que la nuit et la luminosité verdâtre du tableau de bord. Le pied au plancher, le volant qui flotte entre ses doigts, la voiture devenue légère, telle un nuage, les bruits de roulement qui l'envoûtent et l'entraînent dans une spirale de vitesse et de mort. Bientôt il se laisse guider, ses gestes deviennent précis et automatiques. Une courbe longue, sans fin, ruban de soie glissant et doux, une ligne droite qui semble infinie, puis de nouveau un virage difficile, fourbe et sombre. Il en sort sans trop savoir comment après avoir mordu le bas-côté, rétrogradé puis accéléré de nouveau. Il retrouve une voie rectiligne, ne distingue plus rien de la route, juste une ligne blanche, parfois discontinue, parfois pleine. Il la fixe, ligne de vie, il est sûr que si elle disparaît brutalement il s'envole. À cet instant, il n'est plus rien d'incarné, juste un corps céleste lancé dans un mouvement dynamique qui lui échappe. Un pauvre objet lancé dans l'espace, maintenu en vie par une bande blanche. Il se sent léger, il ne sent même plus son corps, il commence à se dématérialiser, à se dissoudre doucement, à se volatiliser dans le vide. Peut-être est-il déjà mort ? Ses mains, ses mains qui tiennent le volant lui appartiennent-elles encore ? Il les voit faire de brefs mouvements, délicats et aériens. Il veut sortir de cette folie.

Il engage un combat avec lui-même, tente de se dégriser de la vitesse, de ne plus écouter le filet de vent séducteur qui effleure la carrosserie, la caresse et la conduit dans un tourbillon mélodieux. Il ne veut plus se laisser ensorceler par le moteur furieux, vivant, puissant, qui hurle sa joie. Enfin, il parvient à ralentir, à retrouver une vitesse raisonnable.

Dans cette raison, il est perdu, orphelin de ses démons, mais toujours en vie. Il s'ennuie à ce rythme pesant, trop humain, mais il respire par lui-même. Il respire d'ailleurs très fort pour se purifier et capturer de l'air frais. La voiture est redevenue lourde, sans intérêt, animal sans coeur. La route s'étend devant lui, morte, inerte et puante. Mais il se couchera dans son lit et se réveillera entier. Il hésite ainsi jusqu'à ce qu'il soit arrivé chez lui entre la rage, la beauté du vent et la sécurité de l'ennui. De toute façon, il tombe de sommeil.

À son réveil, le souvenir du vieux l'assaille. Ses yeux surtout. Bon dieu ! Il n'a jamais vu des yeux pareils, contenir autant de haine. Pourquoi ne l'a-t-il pas tué hier soir ? Et puis il se souvient du bruit du vent, et l'absence de Stéphanie lui vrille le cerveau. Il n'a pas pris la peine de s'allonger dans son lit, c'est sur le canapé qu'il a dormi ; au mal de tête s'ajoute un mal de dos terrible ; le visage du vieux continue de le hanter. Ce vieillard ignoble dont le visage incarne le mal à lui tout seul. Arrivé à son bureau, Carfentan contacte la police. Il relate l'incident de la veille et leur fait part de ses soupçons : il est certain que cet homme est impliqué dans la disparition de Stéphanie.

Il est étonné de l'accueil favorable qu'on réserve à ses informations. La police, loin de lui être hostile ou indifférente, lui précise que le père de Jean-Philippe Adrien est déjà surveillé depuis peu. Il raccroche. En fait il aurait préféré une autre réponse, qu'on lui dise qu'il se trompe. Désormais il dispose d'indices objectifs pour soupçonner la famille Adrien. Stéphanie est morte. Aucun doute possible. Il se lève, allume une cigarette, et contient ses larmes en regardant par la fenêtre. Il se rassoit, se résigne une fois de plus à travailler. La bande blanche, il ne la suivra plus très longtemps. Parce qu'elle ne mène nulle part.

Trois jours s'écoulent encore. Puis la délivrance arrive par la voix du patron qui pénètre dans le bureau de Carfentan, la mine défaite. Il ne prend pas le soin de s'asseoir et annonce, décomposé, la mort de Stéphanie, debout, comme pour la banaliser. Sur le moment Carfentan n'est pas réellement bouleversé, il le savait déjà. Mais ensuite, les conditions de sa disparition le font défaillir et vomir au sens propre. Les parents de Jean-Philippe Adrien ont séquestré Stéphanie une semaine entière, au cours de laquelle elle a été soumise aux pires sévices. Le patron ne veut pas entrer dans les détails. Mais son journaliste insiste. Tant pis pour lui.

Le couple Adrien est en garde à vue dans les locaux de la police pour avoir torturé et assassiné Stéphanie. L'acharnement dont ils ont fait preuve est tel que, dans un premier temps, les enquêteurs n'ont pas cru possible que des personnes âgées aient pu se livrer à une telle sauvagerie. Mais ils ont dû se rendre à l'évidence puisque le couple a avoué et s'est même dit fier de l'avoir éliminée.

Le patron refuse d'aller plus loin. Dans la tête de Carfentan défilent des images de chairs mutilées, de corps massacrés, dépecés, celui de Stéphanie, ensanglanté, brûlé, meurtri. Il l'a vue respirer, transpirer, doucement. Il l'a sentie se blottir contre lui, confiante, se donner à lui. Ce corps, ce n'était pas un corps, c'était un univers, son unique lien avec le monde, un refuge, un soleil, une fontaine de vie et de tendresse. Il a froid, ses barrages sautent les uns après les autres ; il se lève de son fauteuil, remercie le patron, et quitte le journal. Il sait ce qu'il a à faire.

Il est chez lui très rapidement, sort du tiroir d'un meuble de rangement un revolver, réfléchit encore un peu. Il boit, trop, repart, et se poste devant le commissariat. Il réfléchit encore, puis contourne l'immeuble récent recouvert de granite gris, escalade un mur, se planque dans un recoin et attend. Il ne réfléchit plus. Il sait que les monstres doivent être transférés vers dix-sept heures. Il est seize heures cinquante-huit. Les deux vieux sortent à dix-sept heures trois par une petite porte dérobée, encadrés par quelques agents, mais à l'abri des journalistes qui attendent à l'extérieur, sur le trottoir. Dès qu'ils sont à sa portée, dans sa ligne de mire, il bondit de son trou, le bras tendu, déterminé. Sans tremblement il tire deux coups. Un pour l'homme, un autre pour la femme. Il touche le vieux en pleine tête, la vieille en plein torse. Ils s'effondrent. Aussitôt, Carfentan jette son arme dans la cour, saute par dessus le mur en s'aidant d'un bac à poubelle. Le couple baigne dans son sang, gémit à peine, entouré des agents affolés et désorientés. Mais très vite, d'autres policiers sautent à leur tour par dessus le mur et poursuivent Carfentan. Ils ne peuvent pas grand-chose dans l'immédiat en raison de la foule qui grouille à cette heure dans les rues.

Carfentan réussit à les semer et à se réfugier dans des ruelles. Sans être policier, il a travaillé sur suffisamment de faits divers pour savoir qu'il dispose d'une petite chance de ne pas être retrouvé avant quelques heures, voire quelques jours. Il fuit, il est en cavale, comme Rapho. Il n'est plus rien, au mieux un futur taulard, au pire un fantôme. Curieusement, il ne pense pas à Stéphanie mais au carnet. Rencontre funeste. Que peut-il faire ? À part courir, fuir et attendre la fin. Il a un désavantage sur Rapho. Il ne peint pas. Sa cavale à lui sera donc triste, stérile, déjà pitoyable. Il reste un long moment dans une rue étroite, à l'écart des rues les plus fréquentées. Cela ne suffira pas, il doit trouver une solution plus durable. Il pense à l'hôtel de son enfance. Ce n'est plus qu'un rêve inaccessible.

Il s'accroupit, se recroqueville et regarde la nuit envahir son abri provisoire, humide et crasseux. Les rats qui cisaillent à intervalles réguliers la chaussée pavée, ne le dénonceront pas, ni les pauvres âmes à demi-mortes qui cuvent du mauvais vin dans leur pisse et leur merde et qu'il commence à voir autour de lui. Enfin, lorsqu'il fait totalement sombre, il sort de sa ruelle abandonnée et file sans précaution. De toute façon il n'a plus aucune perspective, à la limite il lui importe peu d'être pris. Il erre ainsi pendant une heure, puis entre dans un bar miteux. Il boit, fume son paquet de cigarettes, boit encore. Assis tout au bout d'un comptoir gras, il commande verre sur verre, jusqu'à ce que le tenancier lui refuse, mollement, un autre whisky. Il quitte alors cet établissement et se risque à gagner des artères plus fameuses. Il ne se reconnaît pas encore dans ce monde en suspension, dans cette réalité privée de couleurs vives et fraîches, de lumières éclatantes et de chaleur. Tous ces visages ternes, éteints, éreintés, tous ces murs effrités, ces affiches arrachées, délavées, lui paraissent encore étranges, effrayants.

Pourtant il fait déjà partie de ces lieux où s'échouent et s'amoncellent, de plus en plus nombreux, toutes les misères, tous les regrets, tous les renoncements et cicatrices mal soignées. Il ne veut pas l'admettre mais la lumière lui fait déjà mal aux yeux. Les néons des vitrines, les phares des voitures, les éclats blafards du mobilier urbain le mettent mal à l'aise. Parce qu'il fuit et parce qu'il ne supporte plus d'être vu ni d'être dans cette agitation scintillante. Il n'a plus rien à y faire. Il a besoin d'ombre et d'obscurité. Il comprend maintenant la retraite de Rapho, sa volonté de se retirer du monde, de s'isoler des hommes. Il marche droit devant lui, sans destination précise, habité par une peur qu'il ne s'explique pas. Ce n'est pas la crainte de la police, il ne cherche même pas à éviter les contrôles. Il a froid, il est comme amputé d'un membre. Il ressent l'absence de Stéphanie physiquement, il est nu, sans protection, à vif, infirme. Et puis il redoute sa déchéance. Elle est inéluctable puisque inscrite dans son esprit depuis longtemps. Il y est prêt, mais il ne l'avait pas vue venir si vite. Il la touche du doigt, lui qui marche dans la rue, sans repères ni adresse. Il marche en titubant, comme une épave à la dérive.

Il ne regrette pas son geste. Au contraire. Il le trouve beau. Il s'arrête un instant pour reprendre son souffle, se reposer sur un muret. Il y reste quelques minutes et observe la vie qui l'entoure. Elle lui semble floue, lointaine. Personne ne fait attention à lui, il est invisible, n'existe déjà plus. Cette constatation lui glace le sang, puis finit par le réconforter. C'est ce qu'il souhaite après tout.

Il se relève avec difficulté. Il balance d'un côté, puis de l'autre. Le trottoir lui paraît instable mais, une fois son équilibre retrouvé, il se remet en marche. Progressivement, il rentre sa tête dans les épaules, il se courbe et longe les immeubles à s'en râper les coudes. Il repense à son geste. Froid, calculé, précis. Jamais il ne se serait cru capable d'un tel acte de violence. Ce qui le frappe, c'est son absence de regrets, sa tranquille assurance. Il vient d'effacer deux vies et cela ne lui procure aucune émotion particulière. Pas le plus petit commencement de repentir.

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